Je savais ce qu'elle allait me dire : il était mourrant, à l'hôpital ou chez lui, sous traitement de fin de vie. Je me disais que ça allait être drôlement bizarre de faire connaissance à son chevet. Que savait-elle de moi ? Moi je ne savais rien d'elle, si ce n'est qu'elle partageait la vie de mon père depuis plus de soixante ans. On m'avait dit qu'elle avait eu malencontreusement connaissance de ma naissance mais qu'il avait été aussitôt décidé de n'en plus jamais rien dire.

Elle ne m'a pas dit qu'il était mourant. Pas du tout. Elle m'a dit : Il est mort. Depuis quinze jours.

Depuis quinze jours... mazette, c'est ce qu'on appelle mort de chez mort pas vrai ? Et donc j'ai pas pu aller à la petite fête, c'est bête.

Elle m'a dit aussi : J'ai du monde à la maison, rappelez-moi ce soir. Ah ben oui, je veux pas déranger, je rappelerai. De toute façon on n'est plus à quinze jours près, maintenant, pas vrai ?

Le soir, forcément, j'ai rappelé. Elle s'est excusée de n'avoir pas réussi à trouver mon adresse ou mon numéro de téléphone ; c'est là que sa voix a commencé à marquer de longues pauses. Au début j'ai cru que c'était parce qu'elle n'était pas de la première jeunesse elle non plus mais après j'ai entendu qu'elle avait la gorge trop nouée pour parler. Il m'a donné votre numéro de téléphone, il parlait beaucoup de vous à la fin vous savez. Mais je n'ai pas réussi à le retrouver, je ne savais plus où je l'avais mis.

J'ai demandé à la rencontrer. A défaut du chevet de mon père j'étais prête à me contenter d'un bistrot ou de leur salon. J'aurais bien aimé savoir comment il était leur appartement. Elle a accepté. Elle m'a seulement demandé d'attendre un peu : deux ou trois affaires à régler avant d'être prête à quitter Paris et elle me recontacterait avant de partir. J'irais la voir.

Elle n'a pas rappelé. Je lui ai écrit. J'ai reçu sa réponse trois semaines plus tard. « Je ne vous appelerai pas. C'est trop difficile malgré toutes ces années. En 1943 j'ai été atteinte d'une salpingite ; j'en suis restée stérile. Votre naissance a été pour moi une douleur, encore si vive que je ne puis vous rencontrer. J'espère que vous me pardonnerez. Si un jour je m'en sens capable je vous écrirai. »

Je pense à cette femme très souvent. Et puis le billet de David. Et puis le billet de Samantdi et tous ces téléscopages ces jours-ci. Alfred (Fedor, Ephraïm) Balanoff, dont je ne porterai jamais le nom, est mort en octobre 1996. Je me demande si elle est morte. Ou si elle est quelque part avec sa « douleur encore si vive ».