Je cite Finis-Africae : "Alors les cérémonies à Auschwitz et le travail de mémoire, c'est très bien. Mais la vraie question, celle dont la réponse sera déterminante le moment venu (car le moment viendra, c'est quasi mathématique), c'est : combien d'entre nous seront capables de désobéir ?"

Effectivement combien d'entre nous seront capables de désobéir. (Je ne m'attarderai pas sur ce futur qui prend la place d'un conditionnel qui serait tellement plus confortable...)

Cette année là, les élections régionales avaient été l'objet de tractations indignes dans un certain nombre de régions et avaient vu l'alliance entre droite et extrême droite.

Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon, Jean Pierre Soisson en Bourgogne, Charles Millon en Rhône-Alpes avaient acheté leur ré-élection en pactisant avec l'extrême droite.

En Rhône Alpes donc, le lycée dans lequel je travaillais appartenait à une région dans laquelle Bruno Gollnisch, par la grâce des lois de décentralisation, devenait co-propriétaire de facto des murs.

Lors du premier Conseil d'Administration qui suivit ces élections, l'ambiance était tendue. QUI allait être désigné par l'exécutif régional pour siéger dans notre conseil d'administration ? Et si c'était un membre du FN ? Bombant le torse et parlant haut, c'était à qui déclarerait avec le plus d'éloquence et le plus de conviction républicaine son opposition de principe à cette éventualité. On allait tous démissionner, on allait empêcher l'intrus de rentrer dans le lycée, on allait faire un barrage de nos convictions puisque nos bulletins de vote n'avaient pas été suffisants, on allait le souffleter virtuellement en opposant à sa présence notre politique de la chaise vide. On allait voir, ça ne se passerait pas comme ça.

Une fois toutes ces déclarations d'intention vibrantes énoncées, devant le silence respectueux et attentif du proviseur (et de son adjoint, moi en l'occurence) ce fut l'intendant qui prit la parole...

"Combien d'entre vous, demanda-t-il aux professeurs et aux agents, mais aussi aux parents d'élèves, combien parmi vous, parmi nous, sont prêts à partir sur le champ si le représentant du FN entre, là, maintenant ?" (on avait presque envie de regarder la porte au cas où...)
Tous répondirent en choeur : "On part !"
"Fort bien..." reprit l'intendant. "Le conseil d'administration ne peut dont siéger... On le reconvoque donc comme le prévoient les textes dans les quinze jours. Revenez vous siéger ?"
"Pas si le représentant de la région est présent !"
"Excellent. Il faudra pourtant que votre outil de travail soit géré... Et comme vous ne pouvez admettre de cautionner par votre participation un exécutif régional indigne... vous démissionnez n'est-ce pas ? vous quittez votre travail, vous changez de profession ?"
...
Personne ne répondit clairement.
"Si vous ne démissionnez pas, si nous ne démissionnons pas, vous accepterez, nous accepterons donc après vos/nos rodomontades de siéger ici, dans ces murs, dans ce lycée qui fonctionne grace aux subventions de la Région, grâce en fait à vos/nos impôts... Sauf à constater que l'un d'entre vous, d'entre nous, est prêt à démissionner aujourd'hui, je crois pouvoir dire que nous sommes tous des petits Maurice Papon. Rien de plus que ces fonctionnaires que nous honnissont aujourd'hui mais qui acceptèrent d'exécuter les ordres de leur administration..."

L'intendant en question, historien de formation, était un respectable homme de gauche, co-auteur des lois Auroux (du nom du député-maire socialiste de Roanne). Quelqu'un d'inattaquable, qu'on ne pouvait soupçonner de collusion avec l'ennemi. Quelqu'un de sensé. Capable de nous mettre tous face à nos contradictions, à nos faiblesses, à nos petitesses, à notre attachement à nos habitudes...

Aujourd'hui, avant de faire des grandes déclarations homériques qui galvanisent les foules, je n'ai pas oublié le sens, les limites mais aussi la noblesse du mot "fonctionnaire".


Afin que chacun puisse se faire une idée de la teneur hautement pornographique du blog de Garfieldd, proviseur blogueur révoqué, j'ai choisi de publier chaque jour ou presque pendant quelque temps l'un des billets du blog, qu'il a fermé le 19 octobre 2005 en apprenant qu'il était suspendu. Ce billet et tous les autres sont accessibles via webarchives.org, un site conservant les pages mises en cache par Google.