1996:36 chacun sa mort
Par Anna Fedorovna le samedi 18 novembre 2006, 15:48 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Je ne savais pas encore à quel point les images télévisées des obsèques de François Mitterrand, décédé en janvier, allaient me poursuivre longtemps. Le luxueux cercueil, les obsèques solennelles, Mazarine Pingeot aux côtés de ses frères, la main de Danièle Mitterrand venant se poser sur son épaule, tout cela j'y repenserai dans quelques mois en me rendant solitaire au carré juif du cimetière de Bagneux après avoir appris la mort de mon père et appris où il était enterré.
Je suis éperdue et morte de rire à la fois. Pas de doute, je tourne en caméra cachée le remake de Le Bon la Brute et le Truand. Je parcours le carré en essayant de lire chaque inscription sur les tombes les plus fraîches, en vain, puis les plus anciennes (caveau familial ?). La tête me tourne, je ne sais plus quelles allées j'ai faites et celles qui restent à faire. Je me tance : il faut être plus méthodique, Anne, tu n'arriveras à rien comme ça. Il pleut, ça tombe bien mes sanglots et mes rires sont secs, encore une histoire de vases communiquants que mon père aurait transformée en problème à résoudre sur une feuille de mon cahier de brouillon, comme avant, comme quand je ne savais pas que les papas mentent aussi et qu'un jour il faut creuser les sillons d'un cimetière sous la pluie, sans même le poncho de Clint Eastwood, parce qu'il ne m'a pas donné la carte de la planque des 200 000 dollars. Je suis Blondin et je connais le nom. Je finirai par me résoudre à demander à l'accueil, qui me fournira les indications nécessaires, merci Tuco, et m'informera que la pierre est commandée mais pas encore livrée. Ah ben voilà pourquoi je ne trouvais pas aussi !
Devant le tas de terre, je me dis que Marcel aurait adoré cette histoire, lui qui était parti il y a quelques mois aussi en cette année 1996.
Je l'entends encore nous raconter son dialogue avec le gars des pompes funèbres où il s'était rendu pour préparer sa crémation.
« Vous avez des cercueils en carton recyclable ?
– Vous plaisantez, monsieur, bien sûr que non !
– C'est quand même un peu idiot de gâcher du bois pour le faire brûler, vous n'avez vraiment rien dans le genre pas cher et sans aller couper des arbres ? Mon fils est compagnon charpentier, on respecte le bois dans la famille. Au moins, vous avez un bois bas de gamme qui brûle vite ?
– Vous avez un drôle d'humour, monsieur Allemann ! On ne plaisante pas avec les crémations !
– Oh vous savez, quatorze mois à Dachau ça apprend à plaisanter avec tout, même avec les crémations, surtout avec les crémations. »
Le type était outré jusqu'à ce que Marcel lui montre son tatouage, et le Marcel s'amusait comme un fou, oubliant pour quelque temps le cancer qui était en train de le bouffer. Marcel, Marcel, pourquoi t'es pas là avec ta barbe blanche et tes yeux bleus pétillants pour me dire que tout ça c'est des conneries, qu'on se fout d'où sont les morts et qu'il faut s'occuper des vivants ?
Je me sentirais quant à moi incapable d'aller faire une telle démarche, que pourtant j'admire, incapable plus largement de préparer ma mort. De lui dire oui. Je ne serai jamais prête. L'idée du suicide ne m'a jamais effleurée non plus, elle est hors du champ du possible, quelles que soient les circonstances. Il me semble tout aussi inconcevable de souhaiter un jour pouvoir recourir à l'euthanasie.
Bien sûr je dis ça ici et maintenant, valide et sans épée de Damoclès au-dessus de la tête. Nul ne peut prédire ce qu'il choisirait sous la torture, et l'invalidité ou la maladie à son dernier stade en sont une. Si ce choix me semble à mille lieues de moi (mais qui sait un jour ?), il me semble évident qu'il fait partie de l'ensemble des libertés de choisir et devrait être défendu au même titre que les autres.
Commentaires
Continue d'écrire ainsi, Koz.
Beaucoup te lisent, qui ne disent pas grand-chose...
J'avais capté ça en particulier dans notre conversation à La Gueuse mercredi. Là ça remue, envie de te dire quelque chose, de l'écrire plutôt. Demain, si j'y arrive. Gros bisous, la fée.
Tiens, je vais voir le "Dialogue des Carmélites" dans 12h30... Il m'avait l'air d'un sacré morceau, le Marcel. Superbe billet, comme à l'accoutumée (mais qui a tout de même ma préférence dans la série ; tu l'as vu au ciné "the Good, the Bad and the Ugly" ? C'est un de mes films fétiches).
Dans les commentaires de chez moi, w3c indique l'URL d'un site qui aurait peut-être ravi Marcel.
Croisements toujours : pour ma part c'est la tombe de mon pas-tout-à-fait Marcel à moi mais un peu quand même, que j'ai longuement cherchée dans un cimetière heureusement suffisamment récent pour être à plan carré. En le balayant systématiquement, j'avais enfin trouvé.
Je fonctionne à l'inverse (sans doute d'être née sans grande santé et d'avoir dés enfants été souvent très mal même si ma vie n'était jamais vraiment en danger) : je me demande en permanence pourquoi faire un pas de plus, si ça en vaut vraiment la peine, si je ne suis pas en train d'encombrer inutilement une planète déjà surpeuplée. Ça ne date pas d'hier, mais depuis "hier" c'est sérieusement plus (+) pire. Et comme j'aimerais que des lois humaines sur la fin de vie choisie en cas de maladie grave soient établies dans ce pays avant que mon tour ne survienne ! Pour moi la pire horreur n'est pas la mort elle-même mais de mourrir en n'étant plus soi-même, déjà légumisé ou la raison perdue par excès de souffrance ou destructions dues à la maladie. Je l'ai vu trop souvent et de trop près sur des proches pour ne pas souhaiter avoir l'immense privilège d'y échapper. Tout ça pour dire : ta conclusion me fait du bien à lire (et je ne dois pas être la seule)
Euh, c'est pas un peu trop joyeux comme propos pour un dimanche matin, on n'est pas lundi que diable !!
PS : les obsèques de Mitterrand moi aussi m'ont marquées. J'étais en congé maternité et je les avais de ce fait vu en direct à la télé (c'était au temps où je parvenais à la regarder). Sans vouloir faire de trait d'esprit, je me suis alors dit que c'était peut-être ce qu'il avait réussi de mieux dans sa vie, cette fin si digne avec tous les siens, cet homme si complexe duquel (dont ?) je ne sais que penser, sinon qu'en bien comme en mal il n'était pas n'importe qui et qu'il incarnait parfaitement sa fonction de fin de carrière, un peu comme s'il était né pour être chef d'état, c'était bizarre quand on y (re)pense.
Il y a quelques années, j'avais peur de la mort. Terreur serait un meilleur mot, tant ça m'empêchait parfois de dormir. Mon ami me disait "il faut que tu fasses le deuil de toi-même", ce qui avait le don d'ajouter la colère à la peur, parce que je sentais que ça avait du sens sans que j'eusse la moindre capacité d'agir en ce sens. Et puis ça a fini par passer. Ai-je fait le deuil de moi-même, peut-être. Je ne sais pas exactement comment mais en lisant ton billet hier me sont venues deux associations d'idées spontanément, deux peurs conjurées.
La première c'est la peur des montagnes russes. L'idée d'y monter me rendait presqu'autant malade que le voyage. Et puis un jour, miracle, j'ai trouvé comment supporter ça. En regardant le paysage tout simplement, au lieu de fermer les yeux et d'anticiper la nausée. Depuis ça ne me fait plus rien.
La seconde c'est la peur des aiguilles. Je tombais dans les pommes à la moindre prise de sang. Jusqu'au jour où j'ai réussi à raisonner ma peur, à arrêter de me crisper, à suivre le conseil toujours prodigué mais jamais écouté de simplement respirer, de parler, de regarder, au lieu de m'enfermer dans une anticipation de la douleur lancinante et du vertige. Depuis, je n'aime pas ça, mais je n'en ai plus peur.
Tu vas peut-être trouver ces exemples futiles ou complètement à côté de la plaque. Moi je sens confusément, dans mon cas, qu'il y a un rapport. Est-ce un évitement, une façon de détourner le regard, ou plus positivement de regarder la vie plutôt que la mort ? Sans doute, en tout cas ça marche, pour moi.
Et tu sais qu'il ne faut jamais dire jamais :-).
Je t'embrasse.